Histoire de Pointe-Saint-Charles

(La Pointe-Saint-Charles proche la Grande-Anse)

Sous les fondations : présence autochtone et premiers tracés

Bien avant les alignements de brique rouge et les toits en pente, la Pointe était territoire de passage, de pêche et de campement pour les peuples autochtones. Aucune maison ne s’y dressait encore, mais déjà la mémoire s’imprégnait dans le sol, au rythme du fleuve, des marées et des saisons.

Au fil de la colonisation, quelques premières structures agricoles apparaissent. À l’est du territoire, la ferme Saint-Gabriel, sur le terrain des Sulpiciens, marque le début d’un rapport organisé au sol : clôtures, sentiers, granges. Marguerite Bourgeoys en fait l’acquisition en 1668, après une concession de terre à Pointe Saint-Charles. Cette maison de ferme permettra plus tard l’autosuffisance de la Congrégation de Notre-Dame. D’autres communautés religieuses, notamment féminines, viendront plus tard structurer ce territoire de façon plus durable, à la fois spirituelle et bâtie.

Ce n’est pas encore un quartier, mais déjà un espace façonné. La terre y est exploitée, les axes futurs se devinent. L’architecture n’est pas encore en élévation, mais elle est là, en germe : dans la manière dont on divise, plante, construit. Une sorte de fondation invisible, sur laquelle viendra se greffer la mémoire ouvrière du siècle suivant.

Le canal, la brique et les familles (1840–1875)

L’ouverture du canal de Lachine, au début du XIXe siècle, transforme radicalement le destin de « la Pointe ». Les rives marécageuses cèdent la place à un pôle industriel vibrant : chantiers navals, entrepôts, manufactures — le quartier s’organise autour du travail. En 1856, les vastes ateliers du Grand Tronc s’installent à deux pas du chantier du futur pont Victoria, premier lien ferroviaire à franchir le fleuve. Ce complexe de fabrication et de réparation de wagons devient la plus grande entreprise industrielle de Montréal. Pointe-Saint-Charles entre alors dans l’ère du rail, au cœur d’un réseau reliant les Grands Lacs à l’Atlantique.

L’urbanisation s’accélère, la population explose, et avec elle surgit un maillage dense de rues, de maisons et de ruelles. Les premières habitations ouvrières font leur apparition : maisons en rangée, étroites, alignées au trottoir, souvent bâties en brique locale. Elles sont modestes, mais ingénieuses — deux étages, parfois trois, avec galeries superposées, escaliers droits ou tournants, et accès par l’arrière. Les lots sont étroits, les façades répétitives, mais chaque détail trahit une variation subtile, une singularité.

Ce bâti devient le reflet d’une organisation sociale : densité familiale, entraide de voisinage, proximité des usines, du canal et des rails. Des familles nombreuses, souvent irlandaises, y vivent — plusieurs générations sous un même toit, dans des espaces compacts mais animés. Le quartier ouvrier accueille alors trois grandes communautés culturelles en proportions presque égales : les catholiques francophones, les Irlandais catholiques anglophones, et les protestants d’origine britannique (écossaise, anglaise ou irlandaise). Ce voisinage diversifié donne naissance à une vie communautaire riche, où les églises, les écoles et les traditions s’entrecroisent dans une promiscuité parfois tendue, mais profondément structurante. Le quartier prend forme dans l’argile, le calcaire et la poussière, façonné par les mains qui l’habitent.

Institutions, solidarité et ancrage dans la pierre

À mesure que les familles s’installent, le quartier se dote d’un réseau d’institutions qui viennent structurer la vie quotidienne — et marquer le paysage. Églises, couvents, écoles, hospices : l’architecture se met au service de la morale, de l’éducation et de la solidarité. Ici, la pierre n’est pas seulement matière — elle devient principe d’ordre.

Les congrégations religieuses féminines, notamment les Sœurs Grises, les Sœurs de Saint-Joseph et la Congrégation de Notre-Dame, possédaient de vastes terrains qu’elles ont peu à peu morcelés ou bâtis. Leurs établissements — souvent en pierre grise, aux volumes imposants mais dépourvus d’ostentation — s’imposent comme des repères dans le tissu urbain. Ils témoignent d’un encadrement moral qui façonne non seulement les esprits, mais aussi les formes de l’habitat.

Autour de ces institutions gravitent des maisons jumelées, parfois plus élaborées : frontons décoratifs, fenêtres à guillotine, corniches moulurées. L’architecture traduit l’idéal d’un ordre communautaire. Même les ruelles, avec leurs clôtures de bois et leurs hangars discrets, participent à cette géographie de la proximité et du devoir. Dans la Pointe, on ne bâtit pas que pour loger : on bâtit pour former, protéger, orienter.

Rénovation, destruction, survie (XX e siècle)

Le XX e siècle frappe durement Pointe-Saint-Charles. Avec le recul de l’industrie lourde et la fermeture progressive des usines, le quartier perd peu à peu sa raison économique d’exister aux yeux des planificateurs. Ce qui avait été construit pour durer est désormais perçu comme vétuste. Les maisons ouvrières, jadis pleines de vie, deviennent les cibles d’un urbanisme de table à dessin.

Dans les années 1960 et 1970, plusieurs rues entières sont rasées sous prétexte d’insalubrité. Les logements bon marché cèdent la place à des projets immobiliers standardisés, souvent sans âme, sans racines. Des pans entiers du patrimoine bâti disparaissent, emportant avec eux des histoires, des textures, des gestes oubliés. Mais la mémoire résiste.

Certaines maisons survivent. Parfois isolées entre deux blocs récents, elles conservent leurs corniches de bois, leurs escaliers de fer forgé, leurs fenêtres anciennes. Elles tiennent bon — comme les habitants qui ont lutté contre la démolition systématique de leur quartier. Ici, la résistance est visible dans le grain des briques, dans le maintien d’une lucarne, dans la persistance d’un alignement ancien. Ce n’est plus seulement de l’architecture : c’est un acte de mémoire.

Ce qui demeure : regard photographique sur la mémoire bâtie

Lorsque je marche dans Pointe-Saint-Charles, c’est moins l’histoire que je cherche que ses empreintes. Un détail de menuiserie, une façade qui s’écaille, une main courante forgée il y a cent ans — tout cela me parle davantage que les monuments. C’est dans les modesties du bâti que je trouve la dignité ouvrière, la trace tenace d’une vie collective aujourd’hui fragilisée.

Mon appareil ne capte pas seulement des formes, il capte une mémoire. J’essaie de montrer comment l’architecture raconte — non pas par de grands gestes, mais par la répétition, l’usure, la variation discrète entre deux maisons voisines. Les balcons s’inclinent, les briques respirent, les escaliers grincent : tout cela témoigne d’un quartier encore habité, même lorsque les familles ont changé.

Photographier Pointe-Saint-Charles, c’est tenter de retenir ce qui risque de disparaître — non pas par nostalgie, mais par respect. Car dans chaque corniche qui résiste, il y a un fragment de Montréal que l’on ne reconstruit pas. Seulement, on peut le préserver. Et le transmettre.