Histoire du Village Shaughnessy

Aux origines de Shaughnessy Village : mission, mémoire et transformation

Bien avant l’arrivée des colons européens, le territoire aujourd’hui appelé Shaughnessy Village faisait partie intégrante des terres parcourues et habitées par plusieurs nations autochtones. Algonquins, Iroquois, Hurons, Népissingues, Loups et Panis ont laissé des traces de leur présence, tissées dans la mémoire du sol, dans les noms oubliés, et dans les silences urbains. Le fort de la Montagne, érigé au 17e siècle, leur servait de refuge en période de danger, au sein d’une mission chrétienne confiée aux Sulpiciens, sous la supervision de Marguerite Bourgeoys.

C’est en 1663 que la seigneurie de ces terres est officiellement concédée aux prêtres de Saint-Sulpice. À partir du 18e siècle, ces derniers y établissent une ferme — la Ferme des Prêtres — et en font leur résidence d’été, profitant d’une vue dégagée sur le fleuve, la ville et les montagnes. Pendant plus d’un siècle, ce domaine rural — vergers, jardins, étang, allées de terre — forme un espace à la fois spirituel, agricole et patrimonial, presque intact jusqu’au milieu du 19e siècle.

Mais Montréal s’étend, les terres sont morcelées, et dès les années 1850, un nouveau chapitre s’ouvre : le fort est partiellement conservé pour devenir le Grand Séminaire de Montréal (1854–1857), conçu par l’architecte John Ostell. Tandis que les Sœurs Grises acquièrent un terrain voisin, de nouvelles rues sont tracées (Bayle, Tupper, Sussex…), de grandes maisons s’élèvent sur Dorchester et des familles bourgeoises s’installent dans ce quartier en pleine transformation.

La Maison Shaughnessy (sur le boulevard René-Lévesque-avant: boulevard Dorchester) est une résidence bourgeoise de style second empire, qui fut construite vers 1874, pour leurs propriétaires d’alors: Duncan McIntyre et Robert Brown. Plus tard, d’autres bourgeois en seront propriétaires : William Van Horne, Thomas Shaughnessy, ainsi que Donald Alexander Smith. La maison est achetée en 1973 par l’architecte Phyllis Lambert et est aussi déclarée lieu historique national, la même année. Le Centre canadien d’architecture (CCA) en fait l’acquisition en 1984.

Le XIXe siècle: institutions, transports et lotissements

Au fil du XIX ème siècle, Shaughnessy Village se transforme sous l’impulsion de multiples facteurs. L’installation de grands établissements — tels que l’Hôpital général de Montréal (1822), puis le Musée des beaux-arts (1912) — contribue à structurer l’espace et à attirer une population bourgeoise. La construction de la rue Guy et le développement du transport en commun favorisent la densification résidentielle. Des maisons cossues apparaissent, souvent dans le style Second Empire ou victorien, érigées pour une élite anglophone et francophone cultivée. Ces lotissements, soigneusement planifiés, alternent maisons unifamiliales, institutions culturelles et édifices religieux, formant un tissu urbain à la fois dense et raffiné.

Du prestige au morcellement : mutation du cadre bâti

Série de maisons d’architecture patrimoniale , rue Chomedey. On peut y voir: balcons en fer forgé, escaliers extérieurs, lucarnes, fausses mansardes, porches fermés, traces d’impostes, moulures travaillées. Il est si facile de passer à côté sans s’y attarder. Pourtant, ces détails persistent à l’usure du temps.

Au tournant du XX ème siècle, les grandes résidences du quartier commencent à être divisées en logements multiples ou converties en pensionnats, bureaux et cliniques. La montée de l’automobile, puis la proximité du centre-ville, modifient l’usage du territoire. Certains bâtiments sont détruits au profit de constructions modernes, d’autres tombent dans un état de délabrement. Pourtant, plusieurs joyaux d’architecture persistent : escaliers monumentaux, lucarnes ornées, détails de brique et corniches de métal rappellent l’opulence passée. Cette cohabitation du prestigieux et du fragmenté crée un paysage urbain complexe, révélateur des tensions entre conservation, pression immobilière et nécessité de logement.

On trouve de petits trésors architecturaux, dans Shaugnessy Village, comme cette maison, cachée en arrière d’un mur, qui comporte tellement de travail artisanal…

Rue Chomedey, côté Est, entre la rue Sainte Catherine et de Maisonneuve.

Diversité sociale et contrastes architecturaux

Vue typique à Shaughnessy Village: des maisons à caractère patrimonial (ici avec pinacle), côte à côte avec des immeubles modernes.- Rue Tupper, près de la rue du Fort

Au fil des décennies, Shaughnessy Village devient l’un des quartiers les plus cosmopolites de Montréal. L’arrivée d’immigrants, d’étudiants et d’artistes y façonne une ambiance vivante, multilingue et intergénérationnelle. On y trouve autant de tours d’habitation moderne que de maisons patrimoniales aux façades travaillées. Ce contraste visuel, loin d’être une dissonance, témoigne de la capacité du quartier à accueillir différentes époques, différentes cultures et différentes fonctions. C’est justement dans cette juxtaposition que réside sa richesse : entre les ombres des hôtels particuliers et les reflets de verre des nouveaux immeubles, la mémoire architecturale continue de dialoguer avec le présent.

Exemple d’intégration de l’ancien au moderne : le supermarché PA (rue du Fort) a choisi d’inclure cette façade de maison victorienne à la construction de son magasin.

Rue du Fort, côté ouest, entre le Boulevard de Maisonneuve et la rue Sainte Catherine.

Regarder autrement : une mémoire urbaine à réinventer

Photographier Shaughnessy Village, c’est chercher les traces d’une élégance parfois oubliée, c’est aussi documenter la fragilité d’un patrimoine aux prises avec l’effritement et la modernisation. À travers l’objectif, chaque façade devient un palimpseste : on y devine les histoires d’un Montréal bourgeois, les luttes pour la préservation, les transformations discrètes d’un quartier souvent perçu comme lieu de passage. En révélant les détails délaissés ou magnifiés par le temps, la photographie devient ici un acte de mémoire, une manière de réinvestir l’espace urbain avec sensibilité et conscience.

On voit ici une partie d’un ancien immeuble des soeurs grises, en partie sur la rue du Fort et sur le boulevard René-Lévesque, utilisé par l’université Concordia, pour un CPE. Le contraste entre les jeux pour enfants (en rouge) et le vieil immeuble ( 2e photo) est frappant. L’héritage architectural religieux est transformé.